"Les routes parsemées"
Peintures, lavis, poésies et chansons.
Préface de Conception Molina
Peindre, c'est choisir une certaine qualité de silence, s'abstenir d'empiler encore des mots sur des phrases, éviter le bruit qui obstrue les yeux. Vers vous, pourtant, elles s'avancent, ces quelques lignes, à l'orée du dernier catalogue de Laurent Zunino : doucement, discrètement, elles prétendent accompagner les toiles du peintre. Elles chuchotent et parlent, non pas de peinture mais de regard : c'est mon regard. Protégez bien le vôtre de tous mes mots, de tous les mots. Là-bas, au fond, à l'abri des habitudes, des sentiments trop portés, trop usés, des coups d'oeil trop rapides, trop habiles, il y aura sûrement votre regard.
Il y a tout de même un SENS À TOUT CELA !
Laurent Zunino est un peintre qui vous parle : pour lui, chaque toile est la pointe acérée ou douce d'un moment vécu qui a donné son élan et son rythme au geste de la main. Ainsi, les titres des oeuvres, s'ils échappent à la référence trop explicitement autobiographique, sont une confidence murmurée, l'attente d'un échange avec un spectateur que le peintre veut toucher et non pas intéresser. La femme, l'amour, la solitude, les blessures de la vie, la fuite, l'espoir sont des thèmes qui racontent les deux dernières années de l'artiste tout en inscrivant ses pas dans les traces de la tradition. Mais le premier interlocuteur demeure le spectateur : ce sont vos amours, vos solitudes, vos vies que Laurent Zunino voudrait aussi peindre. Dans ce territoire partagé, il voudrait vous rejoindre avec ses bouquets de fleurs au pinceau. Car peindre, pour lui, n'est pas seulement délimiter un univers original et singulier, c'est ouvrir portes et fenêtres, vers nous, échanger, constater nos ressemblances : un geste de fraternité.
"Venez avec moi ; cherchons du monde car la solitude nous fatigue !"
"Il n'y a pas d'amour, il n'y a pas d'amour."
Dans la solitude des champs de coton, Bernard Marie Koltès
Le spectateur, même distrait, aura sans doute constaté que Laurent Zunino peint avant tout l'amour : les visages de femmes traversent presque toutes les toiles, pudiquement cachés, souvent seulement esquissés. Même les bouquets signalent l'amour, comme une métaphore. Parfois, rarement, un couple sort des brumes de la toile : on est rarement deux dans cette peinture, car son lyrisme évident, qui épouse la tradition courtoise et romantique de l'impossible union, s'attache à dire la solitude des êtres, leur sentiment de manque, d'incomplétude. Les figures se trouvent ainsi renvoyées à la périphérie de la toile, aux coins ou sur un côté. Un instant encore, et elles auraient quitté le champ de notre regard, fugitives, évanescentes, intouchables au point que même les motifs plus sensuels de femmes dénudées gardent quelque chose d'irréel.
Et puis, il y a cette récurrence des lignes qui barrent la toile et notre regard, qui compartimentent l'espace peint en bloquant l'horizon, en tranchant, en instaurant la séparation comme loi de l'univers. On ne se rejoint jamais, toujours ailleurs pourtant toujours là, car malgré la mélancolie de l'inspiration, malgré la cassure qui déchire sans cesse le cur de la toile, la figure rédemptrice est immanquablement représentée : femme, fleur, emblème modeste du quotidien. Laurent Zunino n'est pas un adepte du néant : l'amour salvateur, la fraternité, la douceur occupent leur place dans la toile au sein d'une construction rigoureuse et équilibrée. Car ces lignes de fracture, tantôt figées, tantôt en mouvement comme un courant d'air ou un flux ravisseur, contribuent aussi à construire ce monde, à lui donner une structure, un sens rassurant parce qu'humain. Il n'y a pas d'amour certes, mais il n'y a que de l'amour.
"La couleur, expression vierge, neuve, sans cage, sans routine, sans limite, bain de soleil, de lumière."
Bram Van Velde
Cependant, il ne faudrait pas chercher dans la peinture de Laurent Zunino une théorie de la vie. Il s'agit plutôt de rendre visibles l'émotion, l'instant. Il est d'abord un peintre et sa passion la plus exclusive est donc la couleur : rouges vineux, carmin ou rosés, ensanglantant la toile ; jaune du soleil, des citrons, des mimosas, des tournesols, coulée de lumière s'assombrissant parfois dans l'ocre de la terre ; bleus intenses qui viennent de la voie lactée et y retournent. Parfois aussi la couleur se noie dans l'obscurité, noircie jusqu'à en perdre sa nature. Enfin, pour laver les yeux, il y a l'éclat des blancs et des gris. Au-delà d'une utilisation savante de la palette, on peut être sensible à l'alternance entre des masses colorées et franches aux formes vigoureuses et larges et des fragments où toutes les teintes fusionnent et s'interpénètrent sans s'annuler. Ce que le peintre semble rechercher, c'est la vibration, la vie, le mouvement, même au sein d'une couleur pure. Il obtient cela par le travail de la nuance mais aussi par le geste du pinceau : tantôt la masse colorée est une coulée qui traverse la toile de part en part, avec fluidité, tantôt elle semble surgir du bois même et l'avoir imbibé lourdement. Les lavis aussi traduisent cet amour de la nuance malgré leur caractère plus monochrome : c'est la vibration de l'encre diluée qui fait naître le motif avant le geste du dessin.
La couleur : l'esprit de la matière
En contemplant les divers tableaux de ce catalogue, on ressent deux impressions contradictoires, pesanteur et légèreté. Les lavis, certains fragments de toile sont empreints de fluidité, la matière y est liquide, sans épaisseur. Ailleurs, au contraire, le regard est entraîné vers la surface du tableau, lesté par le poids d'une matière épaisse qui menace de nous engloutir dans la peinture, comme elle a déjà fixé et figé le motif. On sait que Laurent Zunino aime superposer des lambeaux de toile collés sur le bois et utiliser une peinture très épaisse, tandis qu'ailleurs il peut peindre directement sur le bois brut juste verni. L'alternance de ces deux techniques aux effets opposés donne parfois aux spectateurs l'impression que les tableaux sont des murs ou les hommes, le temps posent successivement les couches de leur mémoire, ici, désespérément lourde et paralysante, là, oublieuse et légère. On pense à l'art des fresques à Pompéi ou chez les primitifs italiens. Mais, pour lui, il s'agit d'utiliser la surface rugueuse et stratifiée de la toile pour y inscrire le temps qui passe, s'écrit et se rature. En cela la peinture de Laurent Zunino est une recherche désespérée de la profondeur : amoureux de la matière, de ses tubes de couleur, de ses lambeaux de toile rude, il les entasse sur la surface plane, mais c'est, paradoxalement, pour creuser les apparences et en dégager, dans la profondeur, l'essence de la vie, un paradis perdu, celui du commencement avant l'accumulation des sensations, des expériences, la succession des instants. Ainsi, par "la pesanteur", on reçoit "la grâce*" de la légèreté.
"L'espace pictural est un mur, mais tous les oiseau du monde y volent librement."
Nicolas de Staël.
Conception Molina
Conception Molina est professeur de lettres classiques et enseigne en Aveyron.
* Notre allusion au beau livre de Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, est dénuée de tout sens religieux.